"L'Occident a tiré la prise aux négociations qui allaient aboutir à un cessez-le-feu"
L'ancien ambassadeur suisse Jean-Daniel Ruch confirme que les négociations de paix d'Istanbul entre la Russie et l'Ukraine, en mars-avril 2022, ont capoté en raison de l'intervention des États-Unis.
Voici un nouveau témoignage très important sur ce qui s'est passé lors des désormais célèbres négociations de paix entre la Russie et l'Ukraine en Turquie, six semaines après le début de la guerre.
Cette fois-ci, il s'agit de Jean-Daniel Ruch, qui était l'ambassadeur de la Suisse en Turquie à l'époque. L’homme a donc vécu de l’intérieur ces fameuses négociations. Il a eu des contacts avec des interlocuteurs turcs intéressés de travailler avec la Suisse sur le concept de neutralité pour l’Ukraine.
Dans cet extrait de mon entretien avec lui sur ma chaîne Antithèse, il confirme d'autres récits selon lesquels c'est l'Occident - spécifiquement “les Américains avec leurs alliés britanniques” - qui a “sabordé les négociations” alors qu'elles étaient “sur le point” de réussir. Il affirme qu'ils l'ont fait parce qu'ils pensaient qu'il était trop tôt et qu'ils voulaient d'abord “affaiblir la Russie”.
Malgré Boutcha
D’après la version officielle, la révélation des massacres de Boutcha, dans les premiers jours d’avril 2022, aurait changé la donne, convainquant le président Volodymyr Zelensky qu’il ne pouvait plus négocier avec des “génocidaires”. En réalité, indique Le Monde Diplomatique en avril 2024, les échanges ont continué, en visioconférence, près de quinze jours après la découverte des crimes de guerre, jusqu’au 15 avril. Deux semaines de tractations qui ont transformé les grandes lignes fixées à Istanbul en un texte détaillé, long de dix-sept pages, révélé par l’hebdomadaire Die Welt l’an dernier. À sa lecture, on mesure les priorités des deux camps, et l’ampleur des compromis auxquels ils étaient disposés pour faire cesser les combats.
Plutôt que de poursuivre des conquêtes territoriales, la Russie visait à obtenir des garanties de sécurité à ses frontières. Elle proposait, dès le premier article, l’instauration d’une « neutralité permanente » de l’Ukraine, impliquant un renoncement à toute alliance militaire, l’interdiction de la présence de troupes étrangères sur son territoire, et une réduction de son arsenal, tout en laissant la porte ouverte à une adhésion à l’Union européenne. En échange, Moscou se serait engagé à retirer ses troupes des zones occupées depuis le 24 février, à renoncer à toute agression contre l’Ukraine, et à accepter le mécanisme d’assistance demandé par Kiev : en cas d’attaque contre l’Ukraine, les membres du Conseil de sécurité des Nations unies seraient tenus de lui porter assistance.
Pourquoi les Ukrainiens ont-ils finalement abandonné les négociations, alors même qu'ils les avaient poursuivies malgré Boutcha et qu'une paix semblait envisageable ? Ce nouveau témoignage de Jean-Daniel Ruch confirme l’influence décisive des États-Unis et du Royaume-Uni. Trop confiants dans une défaite imminente de Moscou, ces derniers ont rejeté le dispositif élaboré par les négociateurs. « Quand nous sommes revenus d’Istanbul, Boris Johnson est arrivé à Kiev [le 9 avril 2022] et il a dit : “Nous ne signerons rien avec [les Russes], continuons à nous battre” », relatait récemment le chef des négociateurs ukrainiens, M. David Arakhamia. Un récit contesté par Johnson, mais corroboré par une enquête du Wall Street Journal.
Une décision “immorale”
Jean-Daniel Ruch décrit cette décision comme “profondément immorale”, car “il était clair à l'époque que si la guerre continuait, il y aurait une escalade et que le nombre de morts atteindrait au moins des dizaines de milliers, plus probablement des centaines de milliers”.
L’ancien ambassadeur suisse pose une question rhétorique : “Pourquoi toutes ces personnes sont-elles mortes ?” car aujourd'hui, “ils ont peut-être affaibli la Russie, mais ils ont affaibli tout l'Occident en même temps, peut-être pas les Américains, mais certainement l'Europe.”
De plus, si un accord de paix était conclu aujourd'hui, il serait encore “essentiellement basé sur ce qui avait été négocié à Istanbul”, à supposer que les Russes soient toujours disposés, ce qui semble peu probable étant donné qu'il “n'est pas si sûr que les Russes soient prêts à faire des compromis aujourd'hui.”