En Roumanie, des élections sous haute tension
Les 4 et 18 mai prochains, les Roumains éliront – sauf retournement inattendu – leur nouveau président. Tour d’horizon des enjeux sous-jacents à ce scrutin.
La Roumanie s’apprête à revenir au centre de l’attention médiatique, alors que des élections sous haute tension auront lieu les 4 et 18 mai. Je vous avais déjà parlé des élections de décembre 2024 dans un précédent article. Poursuivons l’analyse un peu plus en détail, avec d’abord un peu de contexte.
La Roumanie est un pays de 19 millions d’habitants, au cœur de luttes d’influence complexes pour le contrôle stratégique de l’Europe de l’Est. C’est d’abord un territoire important dans l’optique d’« endiguer » la Russie, cet objectif plus que centenaire des puissances anglo-saxonnes et de leurs alliés européens. La Roumanie représente aussi le flanc est de l’OTAN, disposant de quelque 614 km de frontière avec l’Ukraine, plus que tout autre pays de l’Alliance atlantique.
Le géographe anglais Halford Mackinder a situé les limites orientales de son célèbre Heartland en Roumanie, dans les Carpates. C’est dans cette région que se trouve ce que les Roumains appellent la « Porte de Focsani », un corridor de plaine qui ouvre la voie vers l’Ukraine et, plus loin, la Russie. Il s’agit indéniablement de l’un des points faibles stratégiques de l’OTAN si la Russie venait à attaquer la Roumanie (ce qui est très improbable, mais c’est la perception occidentale de la situation).
Le Figaro a rapporté, le 10 avril 2025, que des cartographes de l’armée française étaient dans cette région pour procéder à des modélisations et des relevés topographiques sur le terrain. À quelles fins ? Le Figaro ne le révèle pas clairement. La France y a aussi déployé, dans le cadre de l’OTAN, un bataillon depuis le 28 février 2022.
Une ville à 2,5 milliards
Ce n’est donc pas un hasard si l’une des plus grandes bases militaires de l’OTAN se trouve près de la ville portuaire de Constanța, sur la mer Noire. De grands travaux d’agrandissement, budgétés à 2,5 milliards d’euros, doivent y être entrepris, afin de pouvoir y accueillir 10 000 soldats à l’horizon 2040. Le projet, qui n’est autre que la constitution d’une petite ville de l’OTAN, a récemment suscité des controverses en raison de la participation aux travaux d’agrandissement d'une entreprise liée à l’oligarque russe Oleg Deripaska, qui détient une part significative de l’entreprise autrichienne Strabag, l’un des principaux contractants du chantier.
Cette situation a soulevé des préoccupations en matière de sécurité nationale, notamment de la part de l’opposition roumaine et de certains alliés de l’OTAN, qui ont appelé à une enquête parlementaire sur l’attribution de ce contrat. Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir à Washington, des interrogations ont été soulevées quant à l’avenir de l’alliance atlantique et de l’armée américaine dans la région. Fin avril, les autorités roumaines ont assuré que les travaux se poursuivraient, avec ou sans l’OTAN ou les militaires américains.
Pour l’heure, un retrait de l’alliance atlantique semble très peu probable, quel que soit d’ailleurs le résultat des élections présidentielles. L’OTAN a organisé, début avril 2025, des exercices baptisés Sea Shield 25, depuis la Roumanie. Ils ont rassemblé environ 2 300 militaires de 12 pays, dont les États-Unis, et se sont déroulés en mer, sur des fleuves, sur terre, sous l’eau et dans les airs. Ils visaient officiellement à renforcer la préparation de l’OTAN face à des « scénarios très complexes », tels que des attaques maritimes et aériennes coordonnées ou des menaces hybrides, selon les forces navales roumaines.
Du gaz naturel et des céréales
La Roumanie est aussi le théâtre d’enjeux économiques et énergétiques. D’abord, comme l’a rappelé l’ancien ambassadeur suisse Jean-Daniel Ruch dans mon dernier entretien sur Antithèse, la Roumanie est l’une des voies d’exportation des céréales ukrainiennes. Constanța est stratégique dans ce dossier également, puisque son port reste le principal corridor pour les exportations de céréales ukrainiennes depuis le début de la guerre en 2022, ainsi que la principale voie d’importation de carburant. En 2023, environ 14 millions de tonnes de céréales ukrainiennes ont transité par Constanța, ce qui représente environ 40 % des exportations totales de céréales du port cette année-là.
La Roumanie se profile également comme l’un des principaux producteurs européens de gaz naturel, ce qui a son importance depuis le sabotage des gazoducs Nord Stream. Du gaz naturel a en effet été découvert au large des côtes roumaines. Le gisement, baptisé Neptun Deep, est situé à des profondeurs allant de 100 à 1 700 mètres.
Neptun Deep, dont la production est attendue pour 2027, contiendrait environ 100 milliards de mètres cubes de gaz, ce qui en fait l’une des réserves de gaz naturel les plus importantes de l’Union européenne. Une fois la plateforme de forage pleinement opérationnelle, la Roumanie deviendra le premier producteur de gaz de l’UE et, pour la première fois, un exportateur net de ce gaz.
Il est possible, cependant, que la Russie s’oppose d’une manière ou d’une autre à cette extraction. Depuis la récupération de la Crimée en 2014, la zone économique exclusive (ZEE) de la Roumanie – cette bande de mer où un État dispose de la souveraineté sur l’extraction des ressources – est désormais contiguë à celle de la Russie. Moscou lorgnerait aussi, selon certains médias russes, sur le port de Constanța, qui pourrait être inclus dans les négociations avec les États-Unis autour de l’Ukraine.
Le “système” tiendra bon
Tous ces enjeux forment l’arrière-fond de l’élection présidentielle à venir. J’ai échangé récemment avec un poète roumain connu et bien au fait des dynamiques de son pays. Il m’expliquait sans ambages que la Roumanie a été, entre 2004 et 2024, « livrée aux États-Unis ».
En d’autres termes, c’est à Washington que se prenaient les grandes orientations stratégiques du pays, tandis que le pouvoir local est entre les mains de clans issus des structures et réseaux de la période soviétique, en particulier la fameuse Securitate, le Département de la sécurité de l’État sous Ceaușescu. Ils se distribuaient jusqu’à présent les postes importants, incarnant une forme de kleptocratie. Ce sont ces réseaux de pouvoir que souhaitait démanteler Călin Georgescu, avec le soutien de la population, qui en a véritablement assez de la corruption et aspire à la démocratie.
Issu lui-même du système, passé par l’Angleterre et le Club de Rome en tant qu’expert en développement durable (il avait d’ailleurs touché des fonds de l’USAID et de la Soros Foundation dans ce cadre), Georgescu n’est pas vraiment pro-russe. Il est plutôt sur une ligne souverainiste proche de celle de Fico en Slovaquie ou d’Orbán en Hongrie. Son erreur a peut-être été, après le premier tour de novembre 2024, de s’aligner trop ouvertement sur les positions de Trump contre l’Union européenne.
De fait, c’est très probablement cette dernière qui est intervenue en sous-main, avec l’aide et le soutien des réseaux de pouvoir roumains, pour annuler les élections début décembre dernier et rendre Georgescu inéligible cette année. Il y a une semaine, un juge roumain a estimé que l’annulation des élections n’était pas fondée. Mais le « système » tiendra bon et celles des 4 et 18 mai seront maintenues.
Le “Meloni” des Carpates
À la place de Georgescu, un jeune candidat de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), George Simion, fait figure de favori. Âgé de 38 ans, il a le vent en poupe dans les sondages. Il devance les autres candidats, dont le représentant des partis au pouvoir, Crin Antonescu.
Contrairement à Georgescu, cependant, Simion a dit ouvertement que la Russie était une « menace » pour la Roumanie. Cela n’empêche pas la presse de le présenter comme le candidat du Kremlin, ce qui ressemble plus à de la propagande qu’à la réalité. Simion est, au contraire, favorable au maintien de troupes américaines sur le sol roumain. Il est de fait sur une ligne proche de celle de Meloni en Italie, donc assez favorable à l’OTAN.
Simion s’est également engagé à réformer l’Union européenne, mais de l’intérieur, tout en se montrant peu enclin à remettre en question les équilibres de pouvoir internes en Roumanie. Il est en tout cas moins vocal que Georgescu à ce sujet…
Certains, en Roumanie, pensent d’ailleurs qu’il a été propulsé par le système, qui souhaitait avoir un « ersatz » permettant de canaliser la colère populaire après l’éviction de Georgescu, tout en maintenant à terme le statu quo. Théorie du complot ? L’avenir le dira, mais il est probable que ces élections ne règleront pas les problèmes du pays, et surtout n’apaiseront pas la colère populaire.