En Roumanie, la démocratie bafouée?
L'annulation controversée de l'élection présidentielle, fin 2024, n'a pas fini d'agiter ce pays stratégique pour le contrôle de la Mer Noire. L'OTAN y déploie notamment de nombreux effectifs.
La reprise de dépêches d'agence est décidément un vrai un problème pour les médias… Lundi 10 février 2025, dans un article “bâtonné” portant sur l'annonce de la démission du président roumain Klaus Iohannis, le quotidien suisse de référence Le Temps a omis de mentionner un élément central du scandale électoral qui agite le pays depuis plusieurs mois.
Reprenons.
La version officielle…
En décembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine a annulé les élections présidentielles après le premier tour. D’après des documents diffusés par les autorités roumaines, une campagne "de promotion massive" a eu lieu sur TikTok en faveur du candidat dit “d’extrême droite” et “prorusse” (qui est en fait surtout opposé à l’ingérence occidentale dans son pays) Călin Georgescu, qui avait la faveur du vote populaire.
Une enquête menée par le site roumain G4media soutient alors que le réseau social chinois a été "inondé" de contenus au sujet du candidat, ce qui a favorisé la hausse rapide de sa popularité. Toujours selon ces rapports officiels, certains comptes à l’origine de ces publications auraient fait par le passé "des messages prorusses, anti-Otan et anti-Ukraine", ce qui témoigne, selon les autorités, d’une potentielle ingérence de la Russie.
… et celle que Le Temps omet de mentionner
Seulement, une autre enquête du média d'investigation roumain Snoop.ro a révélé que la campagne de soutien "illicite" sur TikTok, citée dans les documents déclassifiés des services de renseignement roumains comme preuve d'une ingérence étrangère — et utilisée comme justification pour annuler l'élection présidentielle — aurait en réalité été financée par le Parti National Libéral (PNL), le parti au pouvoir, qui a justement soutenu l'annulation des élections !
Selon l'enquête, la campagne intitulée #EchilibrușiVerticalitate, que les services de renseignement ont décrite comme étant « identique aux opérations russes en Ukraine », aurait été organisée par une agence de marketing appelée Kensington Communication, engagée par le PNL (le parti au pouvoir), qui a payé Kensington plus d'1 million de RON (environ 210 000 $) pour cette campagne.
Kensington aurait ensuite utilisé une plateforme appelée FameUp pour coordonner 130 influenceurs, avec des scripts et des directives de communication spécifiques. Si tel est bien le cas, l’annulation de l’élection n’avait pas lieu d’être.
La plus grande base de l’OTAN
Le journal Le Temps mentionne à juste titre que la Commission européenne a ouvert une enquête à ce sujet. Il aurait été juste de mentionner aussi celle de Snoop.ro, ne serait-ce que pour dire que l'annulation de l'élection est entachée de soupçons divers, pas imputables uniquement à la Russie. Cette enquête était facile à trouver, puisque Politico (version anglaise) en a fait un article le 21 décembre 2024.
Il aurait aussi été important de noter que d’ici à 2030, la Roumanie va accueillir la plus grande base militaire de l'OTAN. Située à une trentaine de kilomètres de la ville portuaire de Constanța, elle sera, avec sa superficie de quelque 3000 hectares, plus grande que celle de Ramstein en Allemagne. Une base existe déjà actuellement, mais sera agrandie. Jusqu'à 10 000 soldats et leur famille viendraient s'y installer pour “sécuriser durablement le flanc est du continent”.
Simple coïncidence? L'arrivée au pouvoir d'un candidat pas vraiment aligné sur les objectifs de l'OTAN pouvait donc légitimement effrayer les intérêts proches de Washington…
Notons aussi qu’en 2024, des pilotes ukrainiens ont démarré une formation sur des F-16 américains dans un centre spécialisé en Roumanie, Kiev voulant accélérer le recours à ces chasseurs américains pour repousser les frappes russes. Le quotidien français Ouest France indique que la Roumanie “veut devenir « une plaque tournante internationale » pour l’entraînement au pilotage du F-16”. Le pays “a inauguré en novembre 2023 un centre régional sur la base aérienne de Fetesti (sud-est), à environ 150 km de la capitale Bucarest, centre ouvert à l’ensemble des alliés.” Est-ce vraiment le pouvoir roumain qui souhaite devenir une telle plaque tournant, ou ses bailleurs américains?
L’Ukraine, un “État artificiel”
Fin janvier 2025, l’ancien favori de l’élection présidentielle Călin Georgescu, a appelé la Roumanie à récupérer certaines parties de l’Ukraine après une victoire de la Russie, ce qui a suscité une condamnation rapide de Kiev et de Bucarest.
Lors d’une interview, Călin Georgescu s’est dit “convaincu à 100 % que l’Ukraine sera divisée” après la guerre. Il a ajouté que la Roumanie devrait récupérer les régions ukrainiennes peuplées de Roumains — le nord de la Bucovine, Bugeac et le nord de Maramureș — tandis que Lviv devrait revenir à la Pologne. Il a également laissé entendre que la Hongrie pourrait aussi revendiquer certains territoires.
“Le chemin qui mène à ce résultat est inévitable. L’Ukraine est un État artificiel — c’était la République socialiste soviétique d’Ukraine”, a-t-il ajouté. “La guerre est perdue et les Américains le savent. Ils veulent simplement se retirer avec dignité.”
Pour en savoir plus sur l’histoire complexe de l’Ukraine et de la région, découvrez la Masterclass que j’ai réalisée avec le journaliste français Pierre Lorrain dans le cadre de ma chaîne Antithèse (teaser ci-dessous).