Le Prométhéisme, ou le rêve de démembrer de la Russie
La guerre en Ukraine a donné naissance à de nouveaux projets visant à « décoloniser » la Russie. Soutenus par les États-Unis, ils ne sont que le dernier avatar de la doctrine du "Prométhéisme".
22 novembre 2007, Tbilissi. Le président géorgien Mikheil Saakachvili et ses homologues polonais et lituanien sont pleinement conscients de la portée symbolique du geste qu’ils viennent d’accomplir. Derrière eux, une statue de Prométhée, le titan grec puni par les dieux pour avoir transmis le savoir divin (le feu sacré de l’Olympe) aux êtres humains, les défie de toute sa hauteur. L’inauguration de cette statue de Prométhée par les trois chefs d’État est un événement d’une haute valeur symbolique. Selon l’analyste américain Paul Globe, chargé de cours à l’Institute of World Politics de Washington : « Cette statue est un pénétrant rappel non seulement de l’approche polonaise à l’égard de la Russie soviétique des années 1920-30, mais aussi des voies par lesquelles elle a été ranimée et justifiée depuis 1989. » Cette approche stratégique est connue aujourd’hui sous le nom de « Prométhéisme ». Peu mentionnée par les analystes occidentaux, elle permet pourtant de mieux comprendre le terreau dans lequel s’enracine aujourd’hui la guerre en Ukraine.
Aux origines du « Prométhéisme »
Au début du XXe siècle, le maréchal Josef Pilsudski, premier dirigeant de la Deuxième République de Pologne (1918-1939), imagine une stratégie pour démembrer la Russie. Selon lui, il est possible d’affaiblir l’empire des tsars en soutenant les aspirations de ses minorités ethniques, les poussant à revendiquer leur indépendance sur la base du droit à l’autodétermination des peuples promu par le président américain Woodrow Wilson au sortir de la Première Guerre mondiale. Ainsi prend forme le concept de « prométhéisme ». « L’idée fondamentale du mouvement prométhéen est la solidarité entre ses composantes nationales, dirigée non seulement contre l’ennemi et oppresseur bolchévique, mais contre l’ennemi russe en général, qu’il soit rouge ou blanc : c’est grâce à l’existence de cet ennemi commun que le mouvement pourra maintenir la cohésion entre des nationalités si disparates. Il s’agit d’un front prométhéen, qui se définit avant tout par l’opposition aux Russes », explique l’historien français Étienne Copeaux, chercheur associé au Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient du CNRS.
C’est en Pologne, dans l’entourage de Pilsudski, que bat le cœur du front prométhéen durant l’Entre-deux guerre. Varsovie soutient alors la reconnaissance des gouvernements de Géorgie et d’Azerbaïdjan et subventionne directement ou indirectement plus d’une centaine de périodiques et de journaux de propagande traitant de sujets en lien au Prométhéisme.
En 1925, une conférence réunissant des membres de divers gouvernements exilés et des comités nationaux éparpillés entre Paris, Varsovie, Bucarest, Istanbul, Helsinki et Prague donne naissance à la Ligue prométhéenne des nations asservies par Moscou. Celle-ci installe son siège dans la capitale polonaise. En parallèle, l’État polonais organise aussi des opérations clandestines sous faux drapeaux en URSS. Celles-ci ciblent des minorités ethniques telles que les Ukrainiens, les Biélorusses, les Cosaques ou les Tatars afin de les exciter contre l’ennemi russe.
Financements secrets
Jusqu’en 1934, année de l’admission de l’URSS au sein de la Société des Nations (SDN), les Prométhéens ont « une confiance immodérée dans les gouvernements occidentaux… et dans les principes de Wilson », note Étienne Copeaux. Le mouvement dispose aussi de quelques soutiens au sein des pays d’Europe occidentale. Selon l’historien et politologue Jonathan Levy, auteur en 2006 d’une thèse de doctorat sur le développement du fédéralisme en Europe de l’Est, la Ligue prométhéenne fut en effet financée par les services secrets britanniques, allemands et français. Officiellement, les grandes puissances étaient plutôt réticentes à l’égard du mouvement prométhéen : elles souhaitaient voir s’affermir une Russie unifiée favorable à l’Entente. Mais elles le soutenaient en sous-main, afin de miser sur plusieurs tableaux en même temps.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne et l’entrée de la Russie dans la SDN entraînent l’échec relatif du Prométhéisme du vivant de Pilsudski. Dès 1932, après la signature du pacte de non-agression avec Moscou, le gouvernement polonais cesse progressivement son soutien au Prométhéisme. Après l’invasion de la Pologne par l’armée allemande en 1939, plusieurs groupes prométhéens sont incorporés à l’Abwehr, le service de renseignement de l’État-major allemand, ou simplement supprimés. Le mouvement, cependant, renaît de ses cendres après la guerre.
Stepan Bandera et son organisation criminelle
La Ligue prométhéenne est reconstituée le 20 avril 1946 lors d’un congrès organisé à La Haye. Un manifeste est également publié. La confiance envers les États-Unis est alors entière, souligne Étienne Copeaux, « et la ligue prend le nom de “Ligue prométhéenne de la charte de l’Atlantique”. Elle (…) exhorte les Américains à continuer le combat pour délivrer les nations opprimées, demande que l’entrée de l’ONU soit interdite à l’URSS et propose les services de Prométhéens pour “démasquer les agents de Staline”. Ainsi le mouvement va devenir, sous une autre forme, un instrument de la guerre froide aux mains des Américains. » La Ligue elle-même, par manque de fonds, se serait ensuite rapidement (vers 1949) ralliée au Bloc des nations anti-bolchéviques, dont le centre opérationnel était à Munich.
L’origine du Bloc des nations anti-bolchéviques remonte à 1943. Il sert alors notamment de couverture à une faction de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) contrôlée par l’Ukrainien Stepan Bandera et son armée insurrectionnelle. Bandera est un personnage sulfureux, qui reste populaire aujourd’hui encore en Ukraine, où il est considéré officiellement comme un héros national. Sa faction (OUN-B) était reconnue comme nationaliste, antisémite (Bandera collabora avec l’occupant nazi) et antiaméricaine. Elle était aussi impliquée dans des activités criminelles et des opérations d’espionnage. Entre 1943 et 1944, l’OUN-B et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne massacrèrent à eux seuls plus de 90'000 Polonais et plusieurs milliers de juifs dans le cadre de « nettoyages ethniques ». Les membres de l’OUN assistèrent également les SS allemands dans le massacre d’environ 200'000 juifs de Volhynie (région du nord-ouest de l’Ukraine actuelle).
Après la fin de la guerre, un grand nombre de cadres de l’OUN-B se réfugient dans les camps pour personnes déplacées mis en place en Bavière par l’occupant américain, où ils se réorganisent avec l’aide des autorités d’occupation. Ils utilisent aussi les connexions de Theodor Oberländer, ancien officier de l’Abwehr devenu ministre en charge des réfugiés (!) de Konrad Adenauer, qui joue un rôle central dans la fondation officielle de l’ABN en 1946 et sa prise de contrôle par d’anciens collaborateurs nazis ukrainiens. Yaroslav Stetsko, premier adjoint de Stepan Bandera au sein de l’OUN, dirige le Bloc des nations anti-bolchévique depuis sa création en 1943 jusqu’à sa mort en 1986.
Dans sa lutte contre l’Union soviétique (et in fine pour l’autodétermination des nations de la région), l’ABN n’hésitait pas à utiliser la confrontation armée et à accuser les fédéralistes européens de collaborer avec l’ennemi. Son ambition n’était pas seulement « de mettre un terme à la domination soviétique, mais aussi de démanteler la Fédération de Russie en une douzaine de mini-états fondés sur une conception extrême du droit à l’autodétermination des peuples », explique Jonathan Levy. Une volonté donc semblable à celle des prométhéens.
En raison de son caractère belliqueux, plus efficace à court terme pour s’opposer aux Soviétiques, l’organisation de Bandera prend progressivement (vers 1948) le dessus sur les autres formations anticommunistes concurrentes. « L’ascendance de l’ABN coïncida aussi avec sa dépendance accrue aux financements étrangers. Financé d’abord par les Britanniques via les réseaux du Vatican en 1948, puis par la CIA, l’ABN devint redevable auprès des agences de renseignement (…) », note Jonathan Levy.
D’abord hésitants, les responsables américains adoucissent leur position à l’égard de l’ABN malgré les liens connus de l’organisation avec Bandera et la présence dans les rangs de l’OUN-B d’un ancien général Oustachi, d’anciens SS et de nombreux criminels de guerre. Durant son existence, l’ABN a été, de fait, « la plus large et la plus importante organisation parapluie pour les anciens collaborateurs nazis ».
Malgré le passé douteux de ses dirigeants, l’ABN a un accès sans précédent à l’administration Reagan. Lorsqu’elle était employée à la Maison-Blanche en tant qu’agent de liaison, l’une des tâches de Catherine Chumachenko – qui épousera en en 1998 Viktor Iouchtchenko, président de l’Ukraine entre 2005 et 2010 – était de coordonner les affaires liées à l’ABN. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater qu’une cohorte d’exilés d’Europe centrale et orientale au passé douteux, incluant d’anciens membres de la Garde de Fer, de l’Oustacha ou de l’OUN, reçoivent depuis la Guerre froide (et jusqu’à aujourd’hui) un soutien officiel des États-Unis et de l’Occident.
Zbignew Brzezinski et le démantèlement de la Russie
Ce panorama du Prométhéisme serait incomplet sans mentionner l’action de Zbigniew Brzezinski. Le célèbre stratège américain d’origine polonaise a en effet défendu toute sa vie une politique étrangère américaine basée sur les principes et les buts du Prométhéisme. Dès les années 1960, il répand les idées du mouvement dans les cercles de pouvoir américains responsables de la politique étrangère. Son influence fut particulièrement forte lors de la présidence de Jimmy Carter, duquel il était conseiller à la sécurité nationale. Selon l’ancien secrétaire à la défense et directeur de la CIA Robert Gates, Brzezinski cherchait à « exploiter à son avantage le problème posé par les différentes nationalités soviétiques. Il souhaitait poursuivre des actions clandestines à cette fin ». Ce qui finit par être réalisé, indique Gates : « Avec le soutien de Carter, Brzezinski mit en route un ambitieux agenda d’opérations clandestines visant à fomenter des troubles à l’intérieur de l’URSS… il y eut une augmentation significative du nombre de dissidents, ainsi que des informations et de la littérature occidentale introduites en douce en Europe de l’est et dans l’Union soviétique. »
Pour coordonner les actions de la CIA en Europe de l’est, les États-Unis s’appuyèrent notamment, on l’a vu, sur les réseaux clandestins du Bloc des nations anti-bolchéviques (ABN). Cette stratégie de déstabilisation, appliquée tout au long de la guerre froide, fut maintenue dans les années 1990. Alors même que l’URSS venait de s’effondrer, Dick Cheney, alors secrétaire à la défense des États-Unis, rêve d’assister au « démantèlement non seulement de l'Union soviétique et de l'empire russe, mais aussi de la Russie elle-même, afin qu'elle ne puisse plus jamais constituer une menace pour le reste du monde ». Durant cette décennie, Brzezinski envisage de son côté, dans la revue Foreign Affairs, la partition de la Russie en trois républiques (voir carte ci-dessous, nda).
« Décoloniser la Russie »
À la faveur de la guerre en Ukraine, le vieux rêve prométhéen a refait surface dans les médias. Un nouveau projet de « décolonisation de la Russie » a été lancé en Europe sous l’égide des États-Unis. Plus radical encore que le plan élaboré par Brzezinski dans les années 1990, il vise à démembrer la Russie en 19, 34 voire 41 états indépendants (selon le modèle), constitués des différentes minorités ethniques cohabitant actuellement sur le territoire national russe. Plusieurs « Forums des Nations Libres de la post-Russie » se sont ainsi déroulés depuis mai 2022 pour discuter de cette « transition ». La Commission sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), une agence gouvernementale américaine composée de membres de la Chambre des représentants, du Sénat et des départements de la défense, de l'État et du commerce, a déclaré que la décolonisation de la Russie devrait être un « objectif moral et stratégique ».
La stratégie américaine du « diviser pour mieux régner » manipule les velléités nationalistes des peuples d’Europe de l’Est pour assouvir ses ambitions hégémoniques. L’intégration d’une Russie « décolonisée » à « un vaste système transcontinental de coopération » chapeauté par les États-Unis signifierait en effet pour Moscou la fin de toute possibilité d’établir des relations bilatérales souveraines et indépendantes avec ses voisins d’Europe centrale, à commencer par l’Allemagne. Ce scénario, soutenu par plusieurs stratèges occidentaux de premier plan, résoudrait la menace existentielle évoquée par le géographe britannique Halford Mackinder au début du XXe siècle.
Selon Mackinder, l’hégémonie des puissances maritimes (dont la force repose sur le contrôle économique et militaire des océans) que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis ne peut se maintenir qu’en empêchant la naissance d’une alliance entre les puissances terrestres que sont l’Allemagne et la Russie, qui permettrait à celles-ci de contrôler le continent eurasiatique et de prétendre à la domination du monde. Pour l’éviter, les puissances anglo-saxonnes doivent exercer une certaine influence sur le continent européen, afin d’orienter celui-ci dans la direction souhaitée par elles. Le Prométhéisme et le soutien aux nationalismes est européens s’inscrit dans ce cadre géostratégique. En 1919, Mackinder envisageait d’ailleurs déjà la dislocation de la Russie en un certain nombre d’États s’organisant en une sorte de « fédération souple » (« Loose federation »).
En regroupant les États d'Europe de l'Est tournés vers l'Occident, le mouvement prométhéen remplit aujourd’hui deux fonctions importantes : aider ces pays dans leurs efforts d'intégration aux institutions occidentales et amener l'Occident à s'impliquer davantage dans la protection de ces pays vis-à-vis de la Russie. Sur le terrain, l’histoire se répète. Le projet actuel de « décolonisation de la Russie » est soutenu par les groupes nationalistes d’extrême droite dont les positions russophobes font le jeu de l’Occident. Ce nouveau tour de passe-passe prométhéen pourrait bien se retourner contre les pays européens.
La guerre en Ukraine dynamise, en les armant et finançant, des factions cherchant, au-delà du démembrement de la Russie, à établir un impérialisme raciste qui leur est propre en Europe. Quelle que soit l’issue du conflit armé, ce soutien est susceptible de faire vaciller (pour le pire) les sociétés européennes, puis par ricochet ses institutions et l’ordre international sur lequel les États-Unis exercent encore une influence dominante. L’histoire nous apprend que personne ne souffle impunément sur les braises des dissensions ethniques et des aspirations nationales.
Remarquable article. Vous mettez bien en perspective la politique étatsunienne qui a conduit, par arrogance et excès de confiance à la catastrophe ukrainienne actuelle.